Condamné dans les années 1950, le père Philippe a pu enseigner près de quatre décennies à Fribourg.
L’intelligentsia catholique de Fribourg était charmée par le bagout mystico-religieux du professeur de philosophie à la faculté de théologie de l’Université de Fribourg. Nommé en 1945, le Français logeait à l’Albertinum, résidence à la place Python pour la quinzaine de dominicains enseignants.
A partir des années soixante, le brillant dominicain s’affichait en contrepoids idéologique de ses adversaires et compatriotes dominicains, Marie-Dominique Chenu et Yves Congar, à l’origine des réformes conciliaires. Et la Curie romaine, instrument de pouvoir des papes, a tu les abus spirituels commis déjà dans les années cinquante par Marie-Do, comme le surnommait ses supporters fribourgeois.
L’Affaire (Cerf), titre de l’ouvrage publié en début d’année par l’historien Tangi Cavallin, révèle comment le silence du Vatican a permis de camoufler le scandale de 1956 jusqu’en 2013. L’historien avait été mandaté en 2020 par les dominicains français pour connaître les responsabilités de l’Ordre religieux. A l’invitation de la faculté de théologie de l’Uni de Fribourg, il a exposé le printemps dernier le résultat de ses recherches dans un colloque rassemblant plus d’une centaine de personnes.
Coup de maître de l’abuseur
Pour comprendre L’Affaire, il faut remonter à l’Avant-Guerre de 1939 – 45 ! Thomas Philippe, frère de sang de Marie-Dominique Philippe, l’a initié à une doctrine spirituelle délirante : Faire de l’acte sexuel une démonstration de l’amour divin. Pour la justifier, il racontait avoir vécu en 1938 une expérience d’union mystique avec Marie. Il évoque même une relation charnelle incestueuse entre la Vierge Marie et son fils Jésus, avec absence de coït pour préserver la virginité de la Mère.
En 1957, Marie-Dominique Philippe est condamné pour complicité avec son frère. Pendant des confessions de religieuses, il imposait des caresses lors de leurs tête-à-tête. La sentence est moins lourde. Il lui est interdit de confesser, de diriger spirituellement des religieuses, de prêcher dans les monastères et d’enseigner toute spiritualité. Par quel tour de passe-passe se retrouva-t-il à Fribourg deux ans plus tard ? Marie-Dominique Philippe réussit un coup de maître-abuseur : camoufler sa condamnation en 1957 avec la bénédiction du maître général des dominicains à Rome. Comment ? En se faisant inviter à rester auprès de lui jusqu’en 1959. Il le réhabilite alors, sans l’innocenter. Le jugement resté secret, il reprend son enseignement de la philosophie d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin jusqu’à son départ à la retraite en 1982.
« Il se comportait en électron libre »
Charles Morerod
Paul Grossrieder, né en 1944, fils du boucher de Charmey (FR), a bien connu Marie-Dominique Philippe dans les années soixante déjà, avant de rejoindre l’Ordre des dominicains. « Je suis devenu un habitué de ses conférences à l’aula de l’Université à Miséricorde. La salle était bondée, avec une nette majorité féminine ; beaucoup de religieuses en cornette et de nombreuses femmes, même jeunes. J’ai vu combien il fascinait un large milieu catholique. Des religieuses l’encensaient ; des disciples venaient le chercher à l’Albertinum pour aller avec lui à l’Uni. A la sortie de ses cours, des fidèles l’entouraient, beaucoup de jeunes étudiantes. »
Un cas fribourgeois
Parti de Fribourg en 1982, Marie-Dominique Philippe meurt en 2006. Sa mort va délier les langues de victimes. Des témoignages sur ses abus sexuels et spirituels sortent sur la place publique en 2013. Une quinzaine de femmes, pour la plupart des religieuses, ont parlé. Le dominicain abuseur profitait du temps de la confession ou de l’accompagnement spirituel pour les embrasser sur la bouche, poser ses mains sur leur corps jusqu’aux parties intimes. Des faits qui remontent aux années 1970.
Comment Tangi Cavallin a‑t-il expliqué à son auditoire fribourgeois que Marie-Dominique Philippe ait pu agir sans être inquiété ? « Il ne rendait compte à personne, même pas à ses supérieurs, de son enseignement, ni de son comportement. » Qu’en dit aujourd’hui Mgr Charles Morerod, l’évêque fribourgeois, lui-même dominicain ? « Il se comportait en électron libre. Fondateur de la Communauté des frères de St Jean, il l’a dirigé sans en être membre ! Il avait obtenu une dispense de la Curie romaine pour rester tout de même dominicain. »
Sur la connaissance qu’aurait pu avoir l’Évêché de Lausanne, Genève et Fribourg de la condamnation de Marie-Dominique Philippe par Rome en 1957, Mgr Morerod assure n’avoir rien trouvé dans les archives du diocèse. A‑t-il connaissance d’abus sexuels ou spirituels commis en Suisse par ce religieux criminel ? « Au moins d’un cas d’abus dans le canton de Fribourg. La famille ne veut pas en parler publiquement ».
Des crimes d’une « gravité exceptionnelle »
Le Provincial des dominicains de Suisse, Frère Benoît-Dominique de la Soujeole, lui-même entré dans l’Ordre religieux en 1984 après avoir été juge d’instruction en France, considère que ce sont des crimes d’une gravité exceptionnelle. « Le jugement de 1958 a été tenu secret au Vatican grâce au Supérieur des dominicains qui a organisé l’omerta. » Le Provincial s’étonne tout de même que Rome n’ait pas informé l’évêque de Fribourg, ni le Provincial suisse de l’époque, de la condamnation de Marie-Dominique Philippe.
Et l’absence de victimes suisses ne le surprend-il pas ? « Sur les 45 cas recensés d’abus sexuels dans le diocèse, le nom de Philippe n’est pas mentionné. « Mon expérience judiciaire dans la vie civile me fait penser « que s’il a commis des abus en Suisse, ses éventuelles proies ne veulent pas que cela se sache. » Est-ce la fin de L’Affaire ? Tangi Cavallin ne le pense pas. Les élucubrations mystico-sexuelles du dominicain abuseur circulent encore dans le milieu des frères de St Jean. L’historien français attend beaucoup de ce que révèlera les archives qui lui sont restées secrètes à la Congrégation pour le Doctrine de la foi, institution du Vatican.