Alors que les célébrations publiques viennent de reprendre dans les églises, c’est le soulagement pour les catholiques de Suisse romande. Et le temps des questions. Comment ont-ils vécu le confinement ? Et quelles pistes tracent-ils pour l’avenir ? Témoignages.
Pour limiter la propagation de la Covid-19, pour la première fois depuis le 2ème siècle, les célébrations publiques ont été suspendues dans de nombreuses parties du monde, bouleversant la vie des communautés chrétiennes. Parmi les solutions pastorales proposées, les messes filmées et diffusées sur les réseaux sociaux. Elles ont provoqué bien des réflexions dont celle du philosophe Grégory Solari et du théologien Philippe Becquart.
La veille de Pâques, ces deux laïcs ont lancé un pavé dans la mare sur le blog Ecclesia du quotidien La Croix. Dans ce texte intitulé « Absence réelle », ils mettaient en cause le choix pastoral d’eucharisties virtuelles. Grégory Solari est chargé d’enseignement à Genève et Fribourg, formateur pour l’Église catholique du canton de Vaud (ECVD) et directeur des Editions Ad Solem ; Philippe Becquart est théologien et responsable de la formation des adultes pour l’ECVD. Ils expliquent leur démarche à un moment favorable pour commencer à dessiner les contours de l’Église à venir.
Quelle mouche vous a piqués pour prendre ainsi la parole alors que la célébration de la messe n’était plus possible pour des raisons sanitaires ?
Philippe Becquart : – Nous avons été surpris par les centaines de réactions – favorables ou très critiques – suscitées par notre prise de parole. Nous exprimions davantage un cri de douleur que notre désir de polémiquer sur un point si essentiel à la vie chrétienne. L’Eucharistie ne cessait pas d’être célébrée, mais il y manquait celle pour qui elle est célébrée : la communauté. Que signifie une messe où un prêtre célèbre seul, et où lui seul communie ? Le Christ a institué l’Eucharistie dans un repas qu’il a partagé avec ses disciples et pour eux. Imagine-t-on le Christ seul à table ? D’ailleurs, certains prêtres l’ont très bien compris puisqu’ils se sont astreints eux aussi à un jeûne eucharistique pendant toute la période du confinement.
Grégory Solari : – C’est aussi le manque de cohérence de cette option pastorale qui nous a frappés. Avec le pape François, l’écologie est au centre des préoccupations de l’Église. Or derrière les réseaux sociaux, derrière nos écrans, qu’y a‑t-il ? Des millions de câbles électriques dénaturant l’environnement, une consommation d’énergie contribuant lourdement à la pollution de la planète, des chaînes de production d’ordinateurs en Asie mettant en esclavage, ou presque, une main d’œuvre jeune. Voilà à quel prix nous faisons apparaître virtuellement l’Innocent sur nos écrans. Comment réconcilier cette pastorale numérique avec Laudato Si’, l’encyclique du pape François sur l’écologie ? Avec la doctrine sociale de l’Église ? Continuons ainsi, et nous allons perdre toute crédibilité.
Qu’auriez-vous proposé à la place de ces messes à distance ?
G.S. : – Peut-être aurions-nous dû d’abord ne rien faire, vivre ce temps comme un long Samedi saint. Comme une attente aimante. Accepter une forme d’absence. On a voulu tout de suite remplir un vide. Comme si le Christ était absent, inexistant en dehors des sacrements. En fait, c’est l’« absence de manque » qui nous a manqué. Plutôt que de célébrer à tout prix, puisque la communauté était absente, elle, il aurait fallu suspendre le cycle liturgique. Nous aurions montré davantage de cohérence. Le Christ n’attendait pas notre fête de Pâques pour ressusciter !
Il n’y aurait pas eu de célébrations pendant des semaines…
P.B. : – Dans la mesure où les messes continuaient à être célébrées de façon solitaire par les prêtres, nous avons pensé que le Seigneur présent dans l’Eucharistie ne pouvait rester seul dans le tabernacle fermé des églises vides. Puisque nous étions confinés, le Christ devait être déconfiné, être présent au cœur de nos villes, de nos quartiers, de nos maisons, dans nos familles. Car c’est là que nous expérimentons la rencontre, le vivre ensemble, l’écoute, le parler vrai, mais aussi la dureté de la vie quotidienne, la violence, l’incompréhension, l’infidélité…
Vous proposez donc de faire venir l’Eucharistie dans les familles…
P.B. : – C’est précisément cela. Nous pensons que cette crise que traversent nos sociétés doit susciter dans les églises un recentrement sur ce qui est essentiel : la solidarité entre tous, un sens aigu de notre responsabilité à l’égard de l’environnement, et un soin particulier à l’égard des familles. Ne sont-elles pas de véritables petites églises domestiques, familiales, alors que les paroisses sont vides ? Nous rêvons de familles qui puissent accueillir l’Eucharistie et l’apporter autour d’elles. Nous rêvons de célébrations dans des appartements familiaux plutôt que dans des bâtiments désertés. Que les célébrations aient lieu là où se vivent l’amour, la souffrance, la rencontre avec des personnes éloignées de l’Église. Nous rêvons d’une expérience renouvelée de la fraternité, d’une qualité nouvelle d’écoute et de parole, d’une prise de responsabilité de chaque baptisé à laquelle le pape François ne cesse d’inviter le peuple de Dieu.
En quoi le pape François inspire-t-il votre proposition ?
G.S. : – L’église domestique permet d’expérimenter la synodalité de l’Église. Cela signifie que chaque baptisé, dit le pape François, est l’acteur de la vie de la communauté. Pasteurs et fidèles « cheminent en communion », tous ensemble à l’écoute de la Parole, dociles à l’action de l’Esprit, dans le respect mutuel des dons et des ministères, des responsabilités, de chacun. L’église familiale, c’est un peu « l’auditoire de l’Esprit saint » ; un lieu où on y apprend à vivre ensemble en présence du Seigneur. En sa compagnie. Imaginez l’impact d’une liturgie familiale sur la mémoire d’un enfant. Et aussi le bienfait qui peut en résulter dans nos célébrations en paroisse. Aucun ersatz sur la « toile » ne produira un tel effet.
Au lendemain de la Pentecôte, que souhaiteriez-vous pour les chrétiens ?
P.B. et G.S. : – D’accueillir ce que l’Esprit Saint veut dire à son Église, d’avancer avec audace, sans crainte d’ouvrir de nouveaux chemins. Le temps presse !
Philippe Becquart, 51 ans, marié, père de trois enfants. Théologien, responsable de la formation des adultes de l’Eglise catholique dans le canton de Vaud (ECVD).
Grégory Solari, 55 ans, marié, père de trois enfants. Philosophe, chargé d’enseignement à Genève et Fribourg, formateur pour l’ECVD et directeur des éditions Ad Solem.