Renvoyé en 2008 de la paroisse de Plainpalais à Genève pour agressions sexuelles, un ex-prêtre français reste le maître spirituel d’au moins une douzaine de complices abuseurs. Dénoncés, la plupart de ces religieux restent impunis. Enquête.
Abus sexuels – L’ex-frère de Saint-Jean, curé de la paroisse Saint-François à Genève dès 1988, a été contraint par l’évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, en juin 2008, de quitter la Suisse. Pour actes à caractère sexuel multiples. D’autres frères de la communauté genevoise l’ont suivi en France. Mais ce n’est qu’en décembre 2022 que Jean-Noël1 était chassé de l’état religieux par le Vatican, comme l’ont alors révélés la presse française et le site cath.ch ; le seul à avoir été « bloqué », selon l’euphémisme de l’actuel évêque du diocèse Charles Morerod. Car encore aujourd’hui, être renvoyé de l’état clérical reste une sanction très rare infligée par Rome à un agresseur sexuel.
C’est grâce aux révélations et à l’action déterminée de l’une de ses victimes que son agresseur a été jugé indigne en décembre 2022 de rester prêtre. Abusée en 1991 – 1992 à Genève, Sophie Ducrey2 a mis à mal son image de chevalier blanc après des années de démarches canoniques et pénales (cliquez ici pour plus de détails sur la bataille de Sophie Ducrey contre son abuseur). Cinq mois seulement après la décision du Vatican, elle a déchanté. Des amis, choqués, avaient revu son agresseur dans la cité du bout du lac Léman, plastronnant auprès d’un public de catholiques, en soutane. Au printemps dernier, il s’affichait à nouveau en ville en moine charismatique : un outil éprouvé pour pêcher dans un vivier de très jeunes femmes dont il se veut encore l’accompagnateur spirituel. Ses victimes en frémissent d’indignation.
Mgr Morerod impuissant
Comment l’Église catholique tolère-t-elle encore aujourd’hui que l’individu se moque de ses prescriptions qui le privent du droit de se dire et de s’afficher religieux ? L’évêque du diocèse, Charles Morerod, s’est dit impuissant l’année passée pour sanctionner sa présence tonitruante au festival de musique sacrée Agapé en mai 2023. Il a néanmoins obtenu que l’organisatrice, elle-même liée à Jean-Noël, ne puisse plus mettre sur pied des concerts dans des églises et temples genevois.

L’Église catholique n’a pas les moyens de se faire obéir de ses anciens clercs.
Mgr Charles Morerod
Qu’en est-il du respect de l’interdiction de porter soutane en public ? « L’Église catholique n’a pas les moyens de se faire obéir de ses anciens clercs », déplore l’évêque. L’institution ne dispose en effet pas de moyens de contraintes. « Quant à la justice suisse, elle ne peut sanctionner le port d’un déguisement religieux. » Le prélat dit continuer à rechercher d’autres preuves que l’ex-prêtre brave la sanction du Vatican, pour que celui-ci soit excommunié.
Duo complice à la tête des dissidents
Dans les faits, Jean-Noël se moque bien de sa condamnation vaticane. Il se montre en aumônier auprès de jeunes femmes aspirant à intégrer le quartier général de la communauté Maria Stella Mattutina (MSM) au Pays basque espagnol. Ce nouvel ordre monastique de 300 religieuses dans le monde, dissidence des frères Saint-Jean créée en 2009, est resté secrètement fidèle à la doctrine mystico-érotique de son fondateur (lire encadré ci-dessous). Dissoute, puis à nouveau reconnue, cette communauté est aujourd’hui dirigée en coulisses par la sœur Martine1, exclue de la vie religieuse par le Vatican. Elle avait notamment été dénoncée à l’autorité canonique de l’archevêché de Lyon pour abus à Genève, où Jean-Noël était son maître à penser. Marie Laure Jansens, qui a été religieuse sous ses ordres, évoque des gestes sensuels de sa part, dans son livre, Le silence de la Vierge (Bayard).
La sœur Martine a un alter-ego, un double masculin, le frère Xavier1, lui aussi accusé d’agression sexuelle à Genève par le Collectif Réparez, un groupe français constitué d’anciens et d’anciennes de la communauté Saint-Jean. Dénoncé en 2002 auprès de l’évêque du diocèse suisse-romand par les parents de deux autres jeunes filles, il est parti en catimini du prieuré genevois. Il est réapparu quelques années plus tard sur la scène catholique, s’étant propulsé à la tête d’une structure dissidente masculine, Verbum Spei, aussi sulfureuse que son pendant féminin MSM. Ce groupe d’une cinquantaine de frères s’est établi au Luxembourg en 2016, quatre ans après sa création au Mexique.
Double vie d’un moine
Jusqu’à l’été dernier, Mgr Hollerich, archevêque de Luxembourg, se montrait sourd aux dénonciations d’abus sexuels contre le supérieur de Verbum Spei, le frère Xavier. Et pourtant, Charles Morerod en personne avait averti le diocèse luxembourgeois, depuis des années, que ce religieux avait été un agresseur sexuel à Genève ; de même que le Collectif Réparez. Les deux communautés dissidentes, protégeant des abuseurs sexuels dénoncés au Vatican, n’auraient-elles pas dû être dissoutes depuis longtemps ? Le Dicastère pour les Instituts de la vie consacrée, à Rome, reste muet. D’après une source au Vatican, deux hauts dignitaires proches du pape, le cardinal luxembourgeois Hollerich, précisément, et le cardinal italien Augusto Paolo Lojudice, sembleraient bloquer les dénonciations d’abusées.
Mutisme de l’Église
Jean-Noël, Martine, Xavier, un trio reconnu de maîtres-abuseurs. Qu’en est-il des autres délinquants sexuels du prieuré Saint-François à Genève ? Entre 1986 et 2008, dix autres noms de frères et celui d’une sœur ont été dénoncés pour actes à caractère sexuel à l’évêché suisse-romand.
Comment ces plaintes ont-elles été traitées par l’évêque du diocèse ces années-là ? Certains religieux avaient déjà quitté la ville lorsque l’évêque Bernard Genoud a congédié, en juin 2008, le reste de la communauté menée par le maître-abuseur Jean-Noël. À l’époque, ni le chef du diocèse romand ni le prieur général des frères Saint-Jean en France n’avaient donné d’explication à cette décision brutale. Ils n’ont, depuis, jamais rendu public les résultats de l’enquête canonique, s’il y en a eu une, contre ces abuseurs religieux.
Quant à l’actuel responsable du diocèse, Mgr Charles Morerod, nouveau président de la Conférence des évêques suisses, il estime ne pouvoir légalement donner d’éléments sur les plaintes reçues à l’Évêché dans les années 1988 à 2008. L’évêque se réfère à la Loi suisse sur la protection des données et de la transparence pour garder le silence sur les 14 noms d’abuseurs à Genève. « J’en suis désolé car je tiens à bloquer ces abuseurs… ». Il promet de livrer des noms si l’autorité judiciaire le prie d’ouvrir ses dossiers. Affaire à suivre. Il refuse aussi de dire si des procédures canoniques ont été transmises au Vatican.
Victimes ignorées
Au fil des enquêtes et révélations récentes dans les médias, il apparaît que l’on sanctionne encore peu les agressions sexuelles de religieux, aussi bien au Vatican que dans les évêchés et communautés monastiques ; ou alors le plus discrètement possible. Des 72 frères Saint-Jean reconnus abuseurs sur 167 victimes, chiffres établis par la congrégation française dans son rapport de juin 2023, on ne sait rien de leur sort. Sa porte-parole déclare ne rien pouvoir dire sur le nombre de cas aujourd’hui dénoncés en justice pénale et canonique ; ni sur des sanctions prises.
Selon le Collectif Réparez, rassemblant d’anciens religieux et religieuses Saint-Jean ainsi que des laïcs victimes d’abus, un seul des agresseurs sexuels identifiés a été excommunié à ce jour, pour viol. Deux autres l’ont été pour des motifs n’ayant rien à voir avec ce délit : l’un pour sa conversion à la religion orthodoxe et un autre pour… s’être marié.
L’Église catholique reste encore opaque sur les abus sexuels de ses clercs, bien loin de ses promesses de transparence. Les victimes des abus de Jean-Noël ont attendu plus de vingt-cinq ans, depuis qu’une femme a déposé la première plainte contre lui, pour qu’une réelle sanction soit prononcée par le Vatican. Cette lenteur est dénoncée ces jours par la Commission pontificale pour la Protection des mineurs. Elle relève l’opacité dans le traitement des cas par les Églises locales et Rome.
Dissoudre les communautés Saint-Jean
Pour les victimes de frères Saint-Jean, il y a bienveillance de la congrégation envers les agresseurs sexuels identifiés en son sein, même si les dirigeants de l’ordre religieux proclament l’inverse. Le 11 avril dernier au Journal télévisé de France 2, la responsable de l’un des prieurés des sœurs Saint-Jean déclarait : « (…) Quand le coupable reconnaît les faits, qu’il essaie de comprendre, de bouger, je ne vois pas pourquoi on lui jetterait la pierre… »
Un dominicain français qui a requis l’anonymat nous a tenu un langage bien différent. « À Rome de dissoudre toutes les communautés Saint-Jean. Elles ont engendré des monstres, même si elles ont officiellement rompu avec leur fondateur. » Pour Charles Morerod et Benoît Rivière, évêque d’Autun et responsable depuis dix-huit ans des frères Saint-Jean, ces derniers, au contraire, gardent toute leur légitimité dans l’Église catholique.
- Prénoms d’emprunt (identités connues de la rédaction). ↩︎
- Sophie Ducrey, Étouffée, récit d’un abus spirituel et sexuel, 2019, Ed. Tallandier. ↩︎
Un ordre « diabolique » dès sa création
L’ordre de Saint-Jean est né, théologiquement diabolique en 1975, ont révélé des historiens. Son fondateur et abuseur sexuel, le dominicain Marie-Dominique Philippe, diffuse en effet auprès de ses fidèles une doctrine d’« amour amitié » mystico-érotique, qui entretient une ambiguïté entre les relations spirituelle et charnelle. Dès 1951, deux femmes dénoncent des abus sexuels dans le cadre d’un accompagnement spirituel. « Des êtres s’estimant mystiquement supérieurs pourraient transgresser les lois morales de l’Église jusqu’à un certain stade, tant qu’il n’y a pas pénétration sexuelle. Ils n’auraient alors pas commis de faute ! », dénonce la théologienne Lucetta Scaraffia dans le livre Se réformer ou mourir (Ed. Salavator, 2023). Jean-Noël était ainsi spirituellement préparé à devenir abuseur.
Rome sanctionne le dominicain français en 1957. Professeur de philosophie de 1945 à 1982 à l’université de Fribourg, il est suspendu pendant deux ans de certaines fonctions de prêtre. Avant son décès en 2006, il avait commis des agressions sexuelles en France sur au moins 15 religieuses et laïques consacrées. À partir de 1996, Mgr Raymond Séguy, l’ancien évêque d’Autun dont dépend la communauté de Saint-Jean, a reçu des témoignages d’agissements abusifs au sein de la communauté. S’il la reprend sévèrement, il n’a jamais informé la justice de ces abus.
Cliquez ici pour plus de détails sur la bataille de Sophie Ducrey contre son abuseur.