Sophie Ducrey s’est battue pendant quinze ans avec ses parents et amis pour que son agresseur sexuel soit viré par Rome. Démasquer un religieux auprès du Vatican, un sacré défi.
Emprise – La Genevoise Sophie Ducrey fait partie des personnes agressées sexuellement par Jean-Noël1, familier de son âme damnée, le dominicain Marie-Dominique Philippe. Comment l’ex-religieux, maître-abuseur, a‑t-il procédé pour exercer son emprise spirituelle et sexuelle sur elle ? Jeune étudiante de 16 ans en 1989, elle boit ses paroles et tombe dans ses filets avec sa camarade du collège catholique de Florimont. Il attend deux ans, l’âge de leur majorité, pour s’en prendre sexuellement à elles. L’une décode rapidement son manège, et rompt tout lien avec l’agresseur et sa communauté. Pendant plus de quinze ans, Sophie ne perçoit pas l’emprise spirituelle dont elle sera victime.
« J’avais un lien de confiance depuis deux ans avec lui. Il venait combler des carences affectives, avant qu’il ne passe à l’acte en 1991 – 1992. » Lors des agressions, l’ex-ecclésiastique établissait un climat de confiance en invoquant le fondateur de la communauté Saint-Jean, qui « bénit notre relation », « relation » qui l’aiderait dans sa « vie de prêtre ». Elle décrit la première masturbation sur elle : « Il prenait ma main, ne tenant pas compte de mes refus, justifiant tout par les enseignements du fondateur vénéré. J’étais paralysée. »
Elle décrit un clivage : « Une part de moi était incapable de contrer quelqu’un que j’identifiais à un saint ; une autre comprenait que ce discours n’avait rien de crédible. » Elle évoque un manque d’estime de soi, une incapacité à entrer en conflit en raison d’un passé familial empreint de violences. Elle craint aussi de perdre un « père spirituel », son seul pilier à l’époque.
« Je ne l’ai plus revu après sa tentative de fellation. Et pendant treize ans, j’ai cru l’avoir oublié : quand ‘ça’ se passait, je m’anesthésiais émotionnellement au point de faire comme si ça n’avait pas eu lieu et d’être sûre que ça ne se reproduirait plus ». Il lui faudra dix ans pour retrouver le dégoût, la honte. Pour vomir.
Accusée de vouloir détruire l’Eglise
C’est en 2005 que Sophie Ducrey prend conscience d’avoir été victime d’actes graves de la part de son ancien maître spirituel. Le « dégel émotionnel » fut alors d’une violence inouïe et la conduite au bord du suicide. Deux ans plus tard, en 2007, elle obtient un rendez-vous avec son agresseur sexuel. Il la redirige vers « son conseiller spirituel », un compère. « Comme il l’a fait avec d’autres victimes, ce dernier m’a traitée de séductrice voulant détruire un prêtre et l’Église catholique. Mes dénonciations me feraient pactiser avec le diable, le Diviseur. »
Livre pour aider d’autres victimes
Les abus sexuels, aggravés par l’absence de réaction vaticane à la plainte des deux jeunes femmes en 2008, atteignent Sophie Ducrey dans sa santé psychique et physique, avec des douleurs chroniques. Écrire son histoire, raconter ses déboires à faire reconnaître des abus restés impunis fut dès lors essentiel. C’est aussi un appel. « Je pense ainsi aider d’autres victimes à prendre conscience de leur sort. » Étouffée2 sort en librairie en 2019. Une dizaine de personnes se disant victimes d’abus et de viols de l’ex-prêtre l’ont effectivement contactée après cette parution. L’auteure de l’ouvrage les a encouragées à porter plainte devant la justice ecclésiastique et pénale avant prescription.
Début 2008, elle et sa camarade entameront une démarche canonique auprès de l’évêché de Lausanne, Genève et Fribourg. Dans la foulée, elles déposeront plainte pénale à Genève. Le procureur général Daniel Zappelli classera la plainte à la fin de l’année pour faits prescrits, précisant qu’une infraction avait « bel et bien été commise, à tout le moins ». Jean-Noël recourt auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle établit en 2014 qu’il y a eu violation de la présomption d’innocence du religieux. Et condamne la Suisse à lui verser 27’000 euros, écrivait la Tribune de Genève le 29 octobre en le mettant en scène, triomphant, sur une pleine page, avec son avocat. Huit ans plus tard, le Vatican l’excluait de son état de religieux.
Si Sophie Ducrey accepte de s’exposer à nouveau, c’est pour alerter. « Cet homme est toujours en contact, en tant qu’aumônier, avec des jeunes femmes et hommes des deux communautés dissidentes, Maria Stella Mattutina et Verbum Spei. » Elle espère aussi contribuer à relancer une affaire qui piétine. L’enquête judiciaire a débuté à Lyon. Déplacée, il y a quatre ans au for de Bar-le-Duc, domicile officiel de Jean-Noël en Lorraine, rien ne s’est passé jusqu’à il y a quelques semaines.
Très bien informées, des victimes, encore impuissantes à le faire condamner pénalement, relèvent qu’il bénéficie des relations de sa famille fortunée. Elles évoquent des complicités dans les milieux de la justice française. « On ne sait rien sur cette procédure judiciaire », confirme l’avocat, qui vient d’apprendre qu’elle a été transférée à Thonon-les-Bains, à 30 km de Genève ! La justice se rapprocherait-elle du lieu des abus ? Et Sophie Ducrey de s’interroger sur l’inaction de l’Église comme celle de la justice.
Collaboration : Dominique Hartmann, Le Courrier.
- Prénoms d’emprunt (identités connues de la rédaction). ↩︎
- Sophie Ducrey, Étouffée, récit d’un abus spirituel et sexuel, 2019, Ed. Tallandier. ↩︎
Des stratégies de séducteur pour agresser en soutane
D’anciens proches de ce personnage charismatique nous ont confié ses tactiques pour séduire, comment il se constitue un vivier de proies attrayantes et intellectuellement brillantes.
L’ex-religieux français est arrivé en 1988 à Genève. Alors curé de paroisse et supérieur de la Communauté, il se révèle un personnage charismatique, à l’écoute souriante de ses ouailles. Rejeton de la grande bourgeoisie champenoise, Jean-Noël cherche d’abord à mettre dans ses filets les jeunes femmes catholiques en recherche de soutien psychologique et spirituel. Comme nous l’ont confié d’anciens proches de ce personnage charismatique, il joue sur plusieurs cordes de son arc de séducteur et de manipulateur. Une de ses amies, musicienne professionnelle, jouait le rôle de rabatteuse. Animatrice de la chorale de la paroisse, elle intégrait des jeunes filles attrayantes dans ses filets.
Pour agrandir son rayon d’action, le personnage constitue autour de lui un groupe de jeunes filles et garçons de plus de 18 ans. Et quelques mois avant les JMJ de 2000 à Rome, il rassemble 400 jeunes, filles et garçons autour de lui. Ce rassemblement mondial autour du pape n’est pas resté sans lendemain. Les années suivantes, il organise des colonies en été et en hiver, à Boëge, en Haute-Savoie. Avec des jeunes filles dans son viseur et des jeunes hommes mis de côté…
Ces jeunes, qui admirent le prieur de la communauté St Jean, viennent de Genève et de France voisine, certain(e)s issu(e)s de milieux défavorisés. Les jeunes femmes socialement aisées, il en « drague » dans la région lyonnaise. Y ayant vécu, une jeune femme s’en souvient : « Une camarade disait en souriant à ses amis que Jean-Noël avait constitué un harem à Lyon. Il faisait son tri, repérait les plus séduisantes et brillantes intellectuellement. » Elle-même a repoussé ses avances après de longs mois d’introspection et de culpabilité.
Portrait ravageur
Apprenant la publication prochaine d’un article dans Le Courrier, des victimes et anciennes connaissances de Jean-Noël se rappellent un manipulateur impulsif. Le portrait psychologique qu’en dressent ceux qui en ont été victimes ou l’ont approché de près est plutôt accablant : « menteur patenté, égocentrique et narcissique – orgueilleux, très fier de lui – détraqué sexuel prêt à tout pour très vite satisfaire ses pulsions. »
Du côté de fidèles de sa paroisse, le ton est à l’indulgence : « Jean-Noël?: Sûr de lui, serviable – Le verbe fluide, la voix doucereuse – Gros nounours affectueux, jovial, bonne pâte – Il prend très facilement les femmes dans ses bras. »
Très bien informées, des victimes, encore impuissantes à le faire condamner en justice, relèvent qu’il bénéficie des relations de sa famille fortunée. Elles évoquent des complicités dans les milieux de la justice française.
Agressif et menaçant
S’attaquer à Jean-Noël n’est pas sans risque. Des témoins adultes nous racontant les agissements pervers de l’ex-religieux français sont encore aujourd’hui réticents à dévoiler leur identité à la presse. Ils redoutent une dénonciation en justice pour faux témoignage de sa part. Et pour cause : ayant dévoilé ses agressions sexuelles en 2008 à la justice catholique du diocèse romand, ils ont eu affaire à la justice pénale fribourgeoise en 2011 – 2012. L’avocat canonique de Jean-Noël auprès du Vatican se serait fait remettre le dossier d’instruction de l’« official », du juge, du diocèse. Jean-Noël a ainsi pu porter plainte contre six témoins à charge contre lui. Sans succès néanmoins puisque la procureure fribourgeoise a signé une ordonnance de classement en 2014.
Et quand, au début des années 2000, de jeunes lanceurs d’alerte proches de la communauté se plaignent des religieux de la paroisse de l’abuseur sexuel, lui et ses complices répliquent par des rumeurs calomnieuses à leur encontre. Un père de famille nombreuse, alors chef scout dans la paroisse, se souvient avoir été traité de pédophile. Il peine encore aujourd’hui à s’en remettre.